En décembre 2014, le Cercle des transports – une association d'experts du domaine des transports : anciens hauts fonctionnaires, universitaires et dirigeants d'entreprises – a publié une étude très fouillée, intitulée "Réorienter les priorités du réseau du Grand Paris", qui montre qu'on est en train de faire fausse route avec le Grand Paris Express (GPE). La Vie du Rail de février 2015 complémente cette étude avec une interview intitulée "Le Grand Paris Express ne va guère améliorer la vie des Franciliens" de trois membres du Cercle, dont Philippe Essig, ancien directeur général de la RATP et ancien président de la SNCF.

Rappelons que lors du débat public de la CNDP (Commission nationale du débat public) sur le projet de réseau de transport du Grand Paris ("Grand Huit") d'octobre 2010 à janvier 2011, différents experts indépendants de réputation reconnue – tels Jean-Pierre Orfeuil, Marc Wiel, Jean Vivier, Gérard Lacoste et Bernard Seligmann – avaient vertement critiqué le projet ; à l'époque, nous avons publié un recueil de leurs avis : "Grand Paris – l'avis des experts". Citons par exemple Jean Vivier, ancien chef des services d'études de la RATP et conseiller scientifique de l'Union Internationale des Transports Publics, dans sa contribution du 14 janvier 2011 :

"Confirmer la SGP dans sa responsabilité de maître d'ouvrage d'un projet de 25 milliards d'euros alors qu'elle vient de démontrer son incapacité professionnelle serait non seulement néfaste au plan de la cohérence de la gouvernance des transports publics franciliens mais aussi très aventureux. J'ai déjà dit tout le mal que je pensais des choix stratégiques du Grand Paris (cf. mes contributions des 16 octobre et 9 décembre) et je n'y reviendrai pas. Je note toutefois que tous les experts s'accordent pour juger les perspectives d'emplois irréalistes, les prévisions de trafic très exagérées, les choix techniques inadaptés, la faisabilité d'exploitation problématique sur plusieurs sections et le montage financier insuffisant et pour déplorer l'absence d'évaluation des dépenses et recettes d'exploitation."

Dans un article "Observations sur le Grand Huit de Christian Blanc", paru dans le journal Le Monde du 3 juin 2010, Jean Vivier avait déjà développé les aspects suivants :

  • Le Grand Huit est fondé sur un discours fumeux qui fait l'impasse sur le trafic attendu
  • Le Grand Huit ne répond pas aux besoins de transport des Franciliens
  • Le choix du métro est inadapté à la majeure partie du Grand Huit
  • L'objectif économique qui sous-tend le projet de Christian Blanc est improbable
  • La liaison des "clusters" entre eux n'a aucun intérêt
  • Le Grand Huit encourage l'étalement urbain
  • Le financement proposé pour le Grand Huit est irréaliste

On ne trouve hélas pas la moindre trace de ces avis d'expert très pertinents dans le bilan et le compte rendu des débats publics publié par la CNDP fin mars 2011, ni dans l'"acte motivé" publiés par la Société du Grand Paris (SGP) en mai 2011, pourtant supposé indiquer comment les avis exprimés au cours du débat public étaient pris en compte.

De nombreuses objections exprimées dans ces avis d'expert il y a quatre ou cinq ans se retrouvent à présent dans le rapport du Cercle des transports, mais en outre ce rapport est étayé par des évaluations techniques et financières. Nous en reprenons ici les lignes directrices. Comme le rapport est très bien écrit, nous en citons de nombreux passages, plutôt que de chercher à les reformuler. Un résumé plus succinct a été publié dans le n° 166 (avril-mai 2015) de la revue Liaison éditée par l'union régionale Île-de-France Environnement (renommée en FNE Île-de-France depuis le 1er avril 2015).

Des justifications fort douteuses

Le Cercle des transports s'exprime en termes feutrés pour disqualifier les justifications du Grand Paris Express.
"Les justifications du projet du Grand Paris sont de deux natures.
D'une part, des justifications en termes d'aménagement de l'Île-de-France. C'est un projet urbain qui peut être cohérent avec un schéma de transport. Ce projet urbain est-il doté de toutes les caractéristiques, permettant effectivement de faire des bureaux et des habitations au bon endroit et en temps idoine ? Cela peut se discuter. Du temps des villes nouvelles, on disposait d'instruments extrêmement puissants, comme les établissements publics. Aujourd'hui ce n'est pas le cas, sauf à Saclay. Il n'est pas certain que ce pari d'urbanisme soit gagné, mais on peut l'espérer.
D'autre part, pour justifier la réalisation du réseau du Grand Paris Express, on dit qu'il va décharger la ligne A du RER aujourd'hui saturée. Nous pensons que c'est largement inexact."

Le rapport ajoute :
"Vu de l’étranger, ce n’est pas le réseau de transport qui pénalise l’attractivité de la Région bien au contraire. Ce n’est pas le lieu ici de reprendre les difficultés qui dissuadent un certain nombre d’entreprises étrangères de s’implanter en France. Quant aux pôles de compétitivité, il ne semble pas en observant d’autres pays que leur création ou leur développement soient prioritairement liés à la qualité de leur desserte en transport collectif. Les choix d’aménagement de liaisons périphériques ne doivent pas se focaliser sur le seul réseau du Grand Paris Express : des formules légères, souples et adaptables répondraient probablement mieux aux situations concrètes, aux possibilités de financement, aux urgences..."

Le Cercle des transports dénonce un diagnostic erroné, celui de la saturation du réseau existant qui induirait la nécessité de créer des infrastructures permettant de détourner une partie du trafic des RER A et B :
"Cet argument est largement erroné : avec une infrastructure régénérée et des systèmes d’exploitation modernes, ces RER ont une capacité largement suffisante pour le trafic actuel, même avec une croissance qui ne peut être illimitée."
"Le problème de saturation sur la ligne 13 va être résolu avec le prolongement de la ligne 14 à Saint-Ouen. Le RER A a un gros problème, entre Châtelet et la Défense ; la généralisation du matériel à deux étages va soulager la ligne. Mais il faut absolument prolonger comme prévu le RER E à l'ouest. Sinon, il n'y a pas d'insuffisance flagrante. Même sur la section la plus chargée du RER B, Cité Universitaire – Denfert-Rochereau, la demande ne représente que 70 % de l'offre."

Contrairement à une idée répandue, le réseau ferroviaire francilien existant est l'un des plus puissants au monde.
"Les comparaisons internationales sont assez claires : le réseau ferroviaire francilien est le plus important mis à la disposition des habitants au moins au niveau européen. Par exemple, la capacité de transport ferroviaire offerte aux voyageurs franciliens (nombre de places-kilomètres des métros, RER, et lignes SNCF Transilien) est supérieure de près de 20% à celle de Londres, à périmètre équivalent (comparaison entre le Grand Londres et les zones 1 à 4 du STIF)."

On ne peut incriminer non plus l'augmentation du trafic :
"Si l'augmentation de fréquentation des transports en commun a été de 20 % entre 2001 et 2010  selon la dernière enquête globale transports d'Île-de-France, à l'heure de pointe cette fréquentation n'a augmenté que de 4 %."

Le principal problème du réseau actuel est qu'il subit des perturbations à répétition qui sont traumatisantes pour les 4 millions de voyageurs quotidiens. Elles sont dues surtout à un état d'entretien insuffisant et une gestion déficiente.
"La maintenance et la réhabilitation du réseau SNCF sont insuffisantes et les incidents se multiplient sur les lignes RER et SNCF Transilien. Ces perturbations ne sont pas au départ dues au trop plein de voyageurs, mais à des causes multiples telles la vétusté du matériel et des installations, le mode de gestion de l’exploitation (qui n’est pas encore décentralisée sur chacune des lignes), ou la mixité des trafics."
"La SNCF reconnaît que le nombre d'incidents dus à l'infrastructure en Île-de-France a augmenté de 40 % entre 2012 et 2013. Entre novembre 2013 et juin 2014, les usagers du RER B «Le blog d’en face» ont noté chaque mois entre 8 et 15 «jours à problèmes», toutes causes confondues…"

D'où la priorité des priorités : avant toute construction de lignes nouvelles, il faut améliorer le réseau existant. Pour ce faire, l'étude propose des solutions techniques, en particulier celle du pilotage automatique –une technique employée par la RATP sur le métro parisien depuis 40 ans, à ne pas confondre avec l'automatisme intégral – surtout sur les RER, mais aussi sur une dizaine de lignes du Transilien. Il faut aussi moderniser le système de supervision de l'exploitation utilisé par la SNCF.

Un projet hasardeux d'investissements faramineux

Le coût d'investissement du "Nouveau Grand Paris" présenté par le Premier ministre Jean-Marc Ayrault le 6 mars 2013 est de 43 milliards d'euros d'ici 2030. Ce montant comprend 16 milliards pour revitaliser les lignes RATP et SNCF existantes et 27 milliards pour réaliser le GPE. "Mais on sait bien ce qui va se passer. Dans la réalité, cela [les 27 milliards] va monter à 35 ou 40 milliards." C'est encore une vision optimiste des dépassements à prévoir… Rappelons que selon le chercheur danois Bent Flyvbjerg, professeur à l'université d'Oxford, un grand projet d'infrastructures de transport a 86 % de chances de voir ses coûts sous-estimés et le taux moyen de sous-estimation d'un grand projet ferroviaire est de 45 % ; pour sa part, la Cour des comptes a constaté un écart moyen de 92 % entre le coût prévisionnel et le coût final des projets inscrits au contrat de plan Etat-Région 2000-2006. Au final, le coût d'investissement risque ainsi de dépasser les 50 milliards. Et ce n'est pas tout : à cela s'ajoute le coût du matériel roulant, évalué à 7 milliards au bas mot.

La majeure partie de ces investissements serait financée par des emprunts par la SGP, à rembourser sur 40 ans après la fin des travaux. A supposer que les délais soient tenus, "ce financement supposerait le maintien jusqu’en 2070 des ressources fiscales affectées à la SGP (taxe locale sur les bureaux, taxe spéciale d’équipement et impôt forfaitaires sur les entreprises de réseau). On peut douter du réalisme d’un tel montage financier qui pérennise sur une très longue durée des prélèvements obligatoires sur les entreprises, qui ne prend pas en compte de probables surcoûts."

L'explosion des coûts de fonctionnement

Le Cercle des transports tire la sonnette d'alarme, comme il l'avait déjà fait en 2012 : "Depuis 40 ans, les dépenses de fonctionnement de transport collectif en Île-de-France croissent en moyenne, hors inflation, de 2% par an, pourcentage dont l’augmentation de l’offre n’expliquerait qu’un petit tiers." De 2000 à 2013, ces dépenses de fonctionnement ont cru de 33 % pour atteindre près de 9 milliards ; pendant le même temps, la gestion du réseau s'est dégradée.
"Cette dérive pose un véritable problème par rapport à la volonté, assez partagée semble-t-il, de diminuer la part du PIB consacrée aux dépenses publiques. De plus, la part du PIB de la région Île-de-France consacrée à ses transports collectifs semble déjà plus élevée que dans les autres métropoles européennes. Or la structure de l’offre francilienne, essentiellement ferroviaire avec du matériel de grande capacité, aurait normalement dû donner un résultat inverse."

Les entreprises financent déjà près de la moitié de ces coûts (par le versement transport et le remboursement de la moitié des cartes d'abonnement) ; c'est plus que dans toute autre métropole européenne. On ne peut les taxer davantage : "dans la conjoncture économique actuelle, le relèvement des taux du versement transport, qui pèse sur les entreprises et sur l’emploi, semble avoir atteint ses limites". Dans un climat de ras-le-bol fiscal, on ne peut guère augmenter les impôts locaux non plus. Des coûts d'exploitation supplémentaires devront donc être pris en charge par la billetterie. Ce qui ne serait pas absurde dans la mesure où la part des voyageurs franciliens dans la structure de paiement est plus faible que dans les autres capitales européennes. Mais le GPE majorerait les frais de fonctionnement de près de 50 % !

Une remise en cause du GPE s'impose

La dette publique atteint désormais 100 % du PIB national (2000 milliards d'euros), il n’est pas raisonnable de la creuser encore. Une hausse des taux d'intérêt dans un contexte de croissance molle provoquerait une crise financière, dont hériteraient les générations futures. Pour le Grand Huit, on pariait que la crise économique allait être très éphémère ; cinq ans plus tard, il est grand temps de se rendre à l’évidence au lieu de continuer comme si de rien n'était… nous n'avons pas les moyens de mener de front le GPE et la modernisation de l'existant. Si on donne la priorité au GPE et on fait la mise à niveau de l'existant s'il reste de l'argent, il est certain que la situation s'aggravera encore pour les usagers.

Il est donc impératif de concentrer les efforts sur la modernisation du réseau existant et sur la maîtrise de la dérive des frais d’exploitation, et étaler dans le temps la réalisation du GPE, sauf les prolongements de la Ligne 14 Nord et du RER E Ouest et la construction de la Ligne 15 Sud. Les auteurs du rapport évaluent plusieurs scénarios de programmation ; il en résulte qu'avec un investissement de 9,5 milliards d'ici 2025, on peut résoudre l'essentiel des problèmes et stabiliser les dépenses de fonctionnement. De plus, cela améliorerait les temps de parcours de trois millions d'usagers, alors que le GPE ne réduirait les temps de trajet que pour un million d'usagers.

Il serait hautement souhaitable que cette fois-ci l'avis des experts ne soit pas aussi superbement ignoré qu'en 2011 ! Les auteurs du rapport ont la modestie de reconnaître qu'une réflexion franco-française sur ces questions ne produit pas forcément la solution optimale et recommandent, par conséquent, un audit par un cabinet spécialisé étranger, par exemple asiatique. En tout cas, une remise en cause de la pertinence du GPE tel qu'il est proposé aujourd'hui s'impose, puisqu'on peut faire beaucoup mieux, à un coût très nettement inférieur, dans des délais bien plus rapprochés. Les pouvoirs publics ne pourront rester longtemps insensibles à des arguments aussi massue, il n'est jamais trop tard de revenir sur ses erreurs ! Il en va de l'intérêt national !